Les habitants du miroir.
Combien suis-je?


A la question de savoir si le langage est suffisant pour décrire ce qu’est la réalité, l’épistémologie (à savoir l’Art de savoir comment on sait ce qu’on sait, discipline qui ouvre d’ailleurs à un monde totalement nouveau dès lors qu’on l’applique à tous nos petits questionnements quotidiens) l’épistémologie donc, nous mène sur des chemins peu pratiqués. Car autant on se sert du langage pour exprimer ce que l’on voit ou comprend, autant notre langage fabrique et invente ce que l’on définit, abusivement forcément, comme la réalité. C’est bien là que réside toute la force de nos systèmes d’expression : ils reflètent et en même temps produisent nos croyances, ils fabriquent et induisent ce que l’on veut faire croire. Selon les philosophes du langage (dont Wittgenstein, Batteson ou Wastlawick sont les plus éminents représentants), il est difficile de penser que le langage est porteur de réalité à proprement parlé, il serait plus juste de dire qu’il véhicule le sens que chacun y trouve, sens qui s’articule sur une interprétation d’une réalité qui nous convient.
Par exemple, que dire de ces coquetteries du langage qui consistent à parler de soi sous diverses formes qu’on pourrait appeler « pronominales » (parler de soi à la première, deuxième ou troisième personne ) ? Chacune de ces formes, on le constate s’il l’on y regarde de plus près, visent à établir un système de valorisation personnelle qui semble anodin et pourtant… Quelle signifiant peut bien ce cacher derrière l’expression « je vais prendre ma douche » ? Par quelle absurde logique doit on s’approprier une douche quand il semble évident qu’on ne peut pas possiblement aller prendre la douche d’un autre ? Il en va de même pour aller voir « mon » kinésithérapeute, ne pas rater « mon vol », comme si ces derniers n’existaient que pour l’usage personnel du sujet, ils démontrent comment se crée la perception, par soi et par les autres, d’être au centre de notre monde, ce sujet possessif qui ne donne de sens à tout le reste que parce qu’il existe. On arrive au même effet avec des expressions comme « j’ai horreur qu’on me parle avant mon premier café », l’exagération absurde de « l’horreur » provoquée par un mot adressé avant le premier café a pour but d’exagérer le poids du Moi qui s’exprime (on pourrait d’ailleurs réveiller notre sujet avec un coup de dictionnaire pour qu’il puisse y vérifier ce qu’est exactement l’horreur). Une autre valorisation anodine consiste à parler de soi en disant « je suis quelqu’un qui ..». Par cette formule, le sujet s’extrait de soi, parle de soi comme d’une figure extérieure à lui, comme pour préciser qu’il est bien « quelqu’un », un peu comme lorsqu’un roi (ou un ministre) parle de lui-même à la troisième personne en pointant ainsi l’idéal de sa personne auquel il s’attend à ce que l’on se conforme.
Il est tout aussi pratique de créer l’auto-valorisation en niant à l’autre toute position « subjectale », c’est-à-dire en induisant que l’autre n’existe pas vraiment en tant que soi. La mère s’adressera à son bébé en lui signifiant qu’il n’a pas d’existence séparée d’elle : « alors on a fait un petit caca » ? L’infirmière s’adressera au grand-père en lui signifiant qu’il n’existe pratiquement plus en tant qu’être responsable : « maintenant on va aller se coucher d’accord ? » (chiche doit penser le petit vieux qui n’a pas encore perdu toute sa tête). L’ultime subtilité consiste à faire de l’autre le sujet alors qu’on parle de soi : « tu crois que tu es arrivé en fait c’est que le début.. ».
Qu’y a-t-il de si inconfortable à s’exprimer en tant que sujet de nos pensées, de nos définitions, de nos perceptions ? Quel est donc le risque à être soi, à dire le je ? Toutes ces formules, ces « figurations de soi » révèlent sans doute le regard très incertain et même parfois dur que l’on porte sur nous-même. Quoi de plus réel que cette bataille constante entre tous ces êtres qui habitent notre miroir, nous tiraillent et parlent sans cesse en notre nom ?
S.S.